• On n’a pas toujours la chance d’avoir quelqu’un à qui parler

     

    Listening to : Watching you sleep - Thomas Enhco

    Il est encore tôt ici. Normalement à cette heure-là, je suis la première sur le quai et je m’installe sur un banc, le même à chaque fois. Mais aujourd’hui, beaucoup de gens sont  là et ma place est occupée. Je commence à lire debout puis décide finalement de m’assoir.

    -                                                  -  Le train n’était pas à 30 ? , me demande la femme à côté de moi de sa voix éraillée et grave.

    -          Non, je pense qu’il n’est pas passé, il est dans une heure, je suis désolée.

    J’allais regagner ma lecture lorsque je croise son regard abîmé par la vie. Je comprends à ce moment-là que sa question n’était qu’un prétexte pour engager une discussion.

    Je pose alors mon livre et la regarde attentivement. Il n’en fallait pas plus pour que les langues se délient.

     

     

    On n’a pas toujours la chance d’avoir quelqu’un à qui parler

     

     

    Elle a des reflets bleus dans ses cheveux grisonnant et une frange coupée de travers. Tenant son caddie dans une main et un mouchoir sale dans l’autre, elle semble se noyer dans les multiples pulls qui la recouvrent. Elle m’explique qu’elle vient de passer deux jours chez une amie. Et puis c’est dommage qu’il fasse moche comme ça, mais on moins il ne fait pas froid. Qu’elle acheté le journal d’hier pour se tenir informée sur la météo. Elle le sort fièrement, tourne les pages sans les regarder.

    Elle est en colère contre sa belle-fille. « Elle s’habille court, en plus » s’exclame-t-elle. Je finis par comprendre que ce n’est pas la longueur des vêtements qui la choque mais tout ce qu’ils ne cachent pas : son corps maigre, malade, ravagé par l’alcool et la cigarette. « Deux paquets par jour, tu te rends compte ! Et dans l’appartement avec les enfants en plus », crie-t-elle presque face à moi. Et puis son fils a divorcé, mais chez eux, ils n’acceptent pas le divorce, ils tiennent aux valeurs du mariage. Il vient de perdre son emploi et joue tout ce qui lui reste dans les tickets à gratter. Il faudrait qu’il ait une voiture mais « on n’a pas les moyens de nos jours tu sais ». Elle fait une pause et reprend : « Tous mes petits enfants sont avec elle et moi je pourrais les avoir avec moi mais je dois attendre encore plusieurs années avant d’avoir un logement plus grand. » Elle les aime beaucoup, énormément, mais elle refuse de venir les voir, par jalousie envers celle qu’elle considérait comme sa fille. Elle en a pleuré, m’assure-t-elle, elle a même commencé à boire au début.

    Tout au long de son récit je n’ai pas mon mot à dire, elle parle vite, de façon un peu confuse. Elle s’assure simplement que je l’écoute et je le lui fais savoir en hochant la tête de temps en temps.

    Ils sont ses petits-enfants et elle est très fière d’eux. Elle a soigneusement emballé chacun de leur cadeau d’anniversaire, ils sont rangés chez elle en attendant. Aujourd’hui c’est la plus petite qui fête ses 5 ans et elle n’a pas pu lui souhaiter. « Elle m’a dit qu’elle le lui dirait mais je n’en suis pas sûre, tu sais ». 

    Elle aborde finalement le cœur du sujet alors que le train s’arrête bientôt à son arrêt. Ça lui coûte mais elle a besoin de le dire à voix haute semble-t-il. Elle tourne autour du sujet puis colle son mouchoir à sa bouche comme pour couvrir ses confidences.

    -          Moi, j’ai perdu mon compagnon, le père de mon fils. Et puis un ami avec qui je sortais souvent, et d’autres que je connaissais bien. Ah et puis tu sais, mon fils a perdu un ami aussi. Je ne lui en veux pas de jouer ou de fumer, nous on n’a pas autre chose pour tenir.

    -          C’est une façon de compenser en fait.

    -          Exactement. Compenser, c’est exactement ça.

    Elle détourne son regard et se lève doucement, tirant son caddie à bout de bras. Elle recommence soudainement à me vouvoyer. « Vous n’êtes pas seule quand vous rentrez chez vous au moins ? » s’inquiète-t-elle. Je suis entourée de mes proches. « Vous avez de la chance, vous savez. On n’a pas toujours la chance d’avoir quelqu’un à qui parler. Bon courage. », finit-elle par me dire.

     

    Et elle s’en va comme elle est venue.

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  • Commentaires

    1
    Montecristo
    Samedi 17 Septembre 2016 à 00:28

    Être un miroir bienveillant, être juste là pour accueillir une parole enfermée, c'est un bel instant...à partager

      • Samedi 17 Septembre 2016 à 01:09

        Je crois que c'est dans ces moments-là qu'on découvre la richesse et la diversité du monde qui nous entoure

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